Sur la jetée, j’ai lancé mon fil et j’ai tout oublié
A Dakar, à l’extrême limite entre le port et le début de ce qu’on appelle communément ici la corniche Est, se trouve une jetée. Pour en entendre parler, il faut s’en approcher. Seuls les pêcheurs s’y aventurent aujourd’hui, rejoints parfois par des personnes à la recherche d’une certaine tranquillité. Ceux qui en parlent disent « brise-lame », d’autres « embarcadère pour les esclaves ». En fait, il s’agit d’une jetée, dont les travaux ont été entrepris en 1938. Elle était destinée à abriter un vaste avant-port, mais cet ouvrage a finalement été abandonné…
Passerelle entre la ville et l’océan, où compagnons de chance ou de galère se retrouvent au hasard des marées et des emplois du temps de tous. Des étudiants, entre deux cours ou à la tombée du jour. Des retraités de tout niveau social viennent ici se reposer, entre les devoirs des petits-enfants et la turbulence quotidienne des grandes familles sénégalaises. Enfin, des professionnels qui n’hésitent pas à montrer leur dextérité et à partager leur savoir-faire. Ils ont tous en commun une besace remplie d’hameçons, un couteau et du nylon. Ce bout de jetée, il en a vu du monde passer, et chaque carré occupé à une histoire à raconter.
Perdue au bout de la jetée, je regarde l’île de Gorée.
Perdue au bout de la jetée, j’ai imaginé le temps qui s’arrête, malgré les marées. Un petit bout de pierre, isolé dans la mer, à quelques mètres du rivage d’une bouillonnante capitale africaine.
Je suis repartie, puis revenue, fascinée par ce qui émanait de cet espace. Le temps d’une rencontre, puis d’une proposition, celle de continuer l’expérience de nuit, dans la pénombre presque complète.
Tout s’est bousculé dans ma tête, sur la jetée Dakar-Gorée. Perte de mes repères, et en même temps respiration à pleins poumons, les yeux tournées vers les seuls points lumineux, ceux du port qui ne s’arrête jamais.
Là, entre les lignes et les fils, à la frontière entre l’irrationalité et la réalité, j’ai lancé mon propre fil. Celui de mon histoire, que j’ai racontée à de parfaits inconnus d’une nuit. Le fil d’une vie anonyme, partagée sur une jetée en pleine nuit, isolée de la terre par une marée haute froide et humide. Parfaite sensation d’isolement, de terreur et de curiosité, tout mélangé. Mon fil a touché, s’est enfoncé, a été attrapé ; mais il a aussi remonté de pauvres poissons qui ont finis mangés, et des souvenirs que j’avais oubliés…
Perdue au bout de la jetée, à peine rassurée par des lampions de pirogue et des lumières de ville, j’ai ouvert grands les yeux et j’ai oublié. Le temps passé, qui ne reviendra plus, et le temps futur, compliqué à venir.
Je me suis concentrée sur l’instant, et sur les émotions que j’avais refoulées, par manque de temps, probablement.
Dans cet espace unique où le temps n’a plus de prise, se sont nouées et dénouées des histoires dakaroises que l’on préfère garder pour soi. A moins de rencontrer un bon conteur qui acceptera de vous les partager, sur la jetée Dakar Gorée …